A la dernière séance, une des participantes m'a déclaré :
« C'était
bien d'avoir quatre heures ».
C'est
vrai, ça : à quel moment, entre le boulot, les transports, la
famille, les copains, les trucs à faire de
toute nature, s'autorise t'on quatre
heures pour se consacrer à soi et ne rien faire d'utile, de
rentable ?
Winnicott
écrit quelquepart que la première activité créatrice est la
rêverie éveillée.
A
quel moment s'autorise t'on à errer, au propre comme au figuré,
sans chercher à produire - ou au contraire, à se remplir
? Quand permettons-nous à nos esprits d'être vacants ?
Il me semble que c'est dans ces moments de vacuité que l'on a des idées, qu'on rêvasse, qu'on imagine, qu'on crée et également que l'on développe progressivement une pensée complexe. De la multitude d'idées qui nous traversent, on en saisit quelques unes au vol, on les triture, on les manipule sans même parfois s'en rendre compte, jusqu'à ce qu'emmerge à la conscience quelque chose qui ressemble à une forme.
Des
études récentes tendent même à prouver que c'est dans ces
moments que notre cerveau résout les problèmes complexes.
Nous
vivons (enfin, je sais pas pour vous, mais moi oui) dans des sociétés
urbaines dont l'environnement est ultra stimulant pour le cerveau :
tout est conçu pour attirer le regard et cibler l'attention, pour
créer du désir dirigé vers un objet, une activité, ou quoique ce
soit d'extérieur et de consommable d'une façon ou d'une autre.
Même
la culture, pour laquelle j'ai un peu plus d'intérêt que les pub
Auchan, n'échappe pas à la règle. Si je marche dans la rue et que je vois une affiche pour un festival ou une expo qui
m'intéresse, brusquement je ne suis plus ici et maintenant, dans mon
corps en mouvement ou plongée dans mes pensées, mais je me projette
dans mon planning pour savoir quand et éventuellement avec qui je
pourrais y aller.
Par
ailleurs cette information m'est disponible immédiatement,
m'économisant la démarche de me dire : "Tiens, j'ai envie de voir
une expo, un concert..." et de faire l'effort de chercher comment je
peux trouver l'information qui m'intéresse et satisfaire mon envie. Or ici,
ce n'est pas le désir qui précède, mais l'information qui crée le
désir.
Chez
nous, la télé et internet se chargent de combler notre éventuelle
vacuité. Si nous cherchons à nous remplir, nous trouvons sans
difficulté des choses pour assouvir ce besoin, jusqu'à
l'indigestion.
Au
moment où j'écris, je pense au livre de Nicholas Carr, traduit en
français sous le titre Internet
rend-il bête ? Dans cet ouvrage, l'auteur avance que
l'esprit humain est naturellement dispersé, fragmenté, pour
s'adapter à son environnement : L'attention, la concentration sont
labiles, mobiles, pour pouvoir répondre rapidement aux stimulations
du monde qui l'entoure et favoriser la survie.
Internet,
dans son développement actuel, encourage cette dispersion. Dès lors
qu'on se connecte, on est bombardés par une multitude de bribes
d'information, passant de l'une à l'autre au gré de la curiosité
qui s'en détache aussitôt qu'elle s'ennuie. Et elle s'ennuie vite,
surtout lorsqu'un léger bip ou une icône clignotante vient la
solliciter.
Autant
de temps en moins pour la rêverie...
Conséquence
de cette évolution, la capacité à se concentrer durablement sur
une lecture, qui est le pivot de l'apprentissage et de la
mémorisation dans notre mode d'éducation, diminue chez les
générations post-internet. Et même pour ceux des générations
précédentes, la tentation est grande de se nourrir de fragments
piochés ici et là, plutôt que de se plonger dans la pensée d'un
auteur, dans un article de fond ou une longue synthèse.
Il
n'est pas question ici de juger de ce phénomène pour lui même,
mais si notre tendance est naturellement la dispersion, il me semble
que le trop plein de stimulations fait de nous des machines à
réagir, plutôt que des êtres humains qui imaginent des
dieux pour peupler leur vide intérieur, leurs rêveries, leur crainte de la nuit ...
Bien
sûr, on ne crée jamais à partir de rien, cependant il faut aussi
du rien pour créer.
Dans
nos cultures, le temps dont nous disposons DOIT être rentabilisé,
amorti. N'est-ce pas plutôt parce que nous avons peur du vide, ce
vide qui nous renvoie souvent à l'insignifiance de nos existences ?
Dans
La condition de l'homme moderne, Hannah Arendt développe
l'idée que l’œuvre d'art est la quintessence du concept d’œuvre,
en tant qu'elle a perdu son utilité. L’œuvre,
et par extension l’œuvre d'art, échappe aux cycles naturels et
donc à la mort. Elle permet à l'homme de s'incarner et d'incarner
son monde de manière durable, permanente, elle est « la patrie
non-mortelle des hommes mortels ».
Si
l'on apprivoise ce temps mort, cet espace vacant qu'on nomme
quelquefois à tort ennui et qu'on ne cherche pas
systématiquement à le remplir avec n'importe quoi, cette peur du
vide engendre du désir, pulsion de vie par excellence. Et
qu'est ce que la création sinon du désir ? Un désir qui cherche un
autre objet que ceux qu'on a l'habitude d'investir, un objet en
devenir qui mèle intérieur et extérieur dans une forme singulière.
Une pensée peut être poétique, un
regard, un geste ... : c'est le début.
"L’art c’est du désir brut."
Alechinsky dans la revue Cobra n° 4, 1949
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