lundi 24 novembre 2014

La vacuité comme vide créateur.


A la dernière séance, une des participantes m'a déclaré :
 « C'était bien d'avoir quatre heures ».

C'est vrai, ça : à quel moment, entre le boulot, les transports, la famille, les copains, les trucs à faire de toute nature, s'autorise t'on quatre heures pour se consacrer à soi et ne rien faire d'utile, de rentable ?

Winnicott écrit quelquepart que la première activité créatrice est la rêverie éveillée.

A quel moment s'autorise t'on à errer, au propre comme au figuré, sans chercher à produire - ou au contraire, à se remplir ? Quand permettons-nous à nos esprits d'être vacants ?

Il me semble que c'est dans ces moments de vacuité que l'on a des idées, qu'on rêvasse, qu'on imagine, qu'on crée et également que l'on développe progressivement une pensée complexe. De la multitude d'idées qui nous traversent, on en saisit quelques unes au vol, on les triture, on les manipule sans même parfois s'en rendre compte, jusqu'à ce qu'emmerge à la conscience quelque chose qui ressemble à une forme.
Des études récentes tendent même à prouver que c'est dans ces moments que notre cerveau résout les problèmes complexes.

Nous vivons (enfin, je sais pas pour vous, mais moi oui) dans des sociétés urbaines dont l'environnement est ultra stimulant pour le cerveau : tout est conçu pour attirer le regard et cibler l'attention, pour créer du désir dirigé vers un objet, une activité, ou quoique ce soit d'extérieur et de consommable d'une façon ou d'une autre.

Même la culture, pour laquelle j'ai un peu plus d'intérêt que les pub Auchan, n'échappe pas à la règle. Si je marche dans la rue et que je vois une affiche pour un festival ou une expo qui m'intéresse, brusquement je ne suis plus ici et maintenant, dans mon corps en mouvement ou plongée dans mes pensées, mais je me projette dans mon planning pour savoir quand et éventuellement avec qui je pourrais y aller.
Par ailleurs cette information m'est disponible immédiatement, m'économisant la démarche de me dire : "Tiens, j'ai envie de voir une expo, un concert..."  et de faire l'effort de chercher comment je peux trouver l'information qui m'intéresse et satisfaire mon envie. Or ici, ce n'est pas le désir qui précède, mais l'information qui crée le désir.

Chez nous, la télé et internet se chargent de combler notre éventuelle vacuité. Si nous cherchons à nous remplir, nous trouvons sans difficulté des choses pour assouvir ce besoin, jusqu'à l'indigestion.

Au moment où j'écris, je pense au livre de Nicholas Carr, traduit en français sous le titre Internet rend-il bête ? Dans cet ouvrage, l'auteur avance que l'esprit humain est naturellement dispersé, fragmenté, pour s'adapter à son environnement : L'attention, la concentration sont labiles, mobiles, pour pouvoir répondre rapidement aux stimulations du monde qui l'entoure et favoriser la survie.
Internet, dans son développement actuel, encourage cette dispersion. Dès lors qu'on se connecte, on est bombardés par une multitude de bribes d'information, passant de l'une à l'autre au gré de la curiosité qui s'en détache aussitôt qu'elle s'ennuie. Et elle s'ennuie vite, surtout lorsqu'un léger bip ou une icône clignotante vient la solliciter.

Autant de temps en moins pour la rêverie...

Conséquence de cette évolution, la capacité à se concentrer durablement sur une lecture, qui est le pivot de l'apprentissage et de la mémorisation dans notre mode d'éducation, diminue chez les générations post-internet. Et même pour ceux des générations précédentes, la tentation est grande de se nourrir de fragments piochés ici et là, plutôt que de se plonger dans la pensée d'un auteur, dans un article de fond ou une longue synthèse.

Il n'est pas question ici de juger de ce phénomène pour lui même, mais si notre tendance est naturellement la dispersion, il me semble que le trop plein de stimulations fait de nous des machines à réagir, plutôt que des êtres humains qui imaginent des dieux pour peupler leur vide intérieur, leurs rêveries, leur crainte de la nuit ... 
Bien sûr, on ne crée jamais à partir de rien, cependant il faut aussi du rien pour créer.

Dans nos cultures, le temps dont nous disposons DOIT être rentabilisé, amorti. N'est-ce pas plutôt parce que nous avons peur du vide, ce vide qui nous renvoie souvent à l'insignifiance de nos existences ?

Dans La condition de l'homme moderne, Hannah Arendt développe l'idée que l’œuvre d'art est la quintessence du concept d’œuvre, en tant qu'elle a perdu son utilité. L’œuvre, et par extension l’œuvre d'art, échappe aux cycles naturels et donc à la mort. Elle permet à l'homme de s'incarner et d'incarner son monde de manière durable, permanente, elle est « la patrie non-mortelle des hommes mortels ».

Si l'on apprivoise ce temps mort, cet espace vacant qu'on nomme quelquefois à tort ennui et qu'on ne cherche pas systématiquement à le remplir avec n'importe quoi, cette peur du vide engendre du désir, pulsion de vie par excellence. Et qu'est ce que la création sinon du désir ? Un désir qui cherche un autre objet que ceux qu'on a l'habitude d'investir, un objet en devenir qui mèle intérieur et extérieur dans une forme singulière.
Une pensée peut être poétique, un regard, un geste ... : c'est le début.

"L’art c’est du désir brut."
Alechinsky dans la revue Cobra n° 4, 1949


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